jeudi 28 février 2013

Gouttard n’est plus énigmatique

On ne savait rien sur Gouttard, pas même son prénom, malgré le « Précis sur la vie et la bibliothèque de feu M. Gouttard, par un de ses amis », qui est en tête du Catalogue des livres rares et précieux de feu M. Gouttard (Paris, G. de Bure fils aîné, 1780, in-8, [4]-xvj-246 p., 1.604 lots). L’ami était Louis Popon de Maucune (1732-1799) :

« Monsieur Gouttard s’étoit rendu familieres par de bonnes études, les Langues Grecque & Latine, qu’il ne cessa de cultiver ; & son goût pour les Ouvrages des Auteurs qui ont illustré Athènes & Rome, devint si décidé, qu’il prit l’habitude d’en faire sa principale & sa plus douce occupation. […]
Sa carriere terminée à cinquante-quatre ans, eût été infailliblement beaucoup plus longue avec une vie aussi réglée que la sienne, si, par une suite de la routine des Colleges, il n’avoit dédaigné les Sciences relatives à l’économie animale. De là, la méprise qui lui fit adopter un régime funeste à sa poitrine ; […]
M.Gouttard s’occupoit depuis peu à revoir les différentes Editions d’Horace & de Virgile, afin d’en former un Texte plus correct encore que les précédens. […]
Loin d’être un de ces Bibliomanes qui entassent des Livres sans connoissances & sans goût, il rejetta absolument tous ceux qu’on ne lit point. Son plan se réduisoit à rassembler, en moindre nombre de volumes possible, les meilleures Editions & les plus beaux Exemplaires de tous les bons Ouvrages. […] Aussi son Catalogue a-t-il le mérite unique de ne renfermer que des Livres de choix. Les Exemplaires sont en grand Papier, autant que cela est possible, & réunissent la plus belle conservation, avec les relieures les plus soignées, presque toutes par de Rome, le Phénix des relieurs.
Quoique cette Collection soit peu nombreuse, on y trouve cependant à peu-près tout ce qu’il y a de plus rare parmi les Ouvrages qui méritent d’être lus ; il n’y manque presqu’aucune des bonnes Editions des Auteurs Classiques en grec & en latin ; la suite des Variorum est complette, & celle des Elzéviers ne laisse à désirer que ceux qui ne sont pas estimés. [sic] »



Plus tard, le baron Jérôme Pichon (1812-1896) a raconté que Gouttard « n’avait d’abord qu’une pension de six à huit mille francs que lui faisant son père, homme assez avare. Cependant, avec ce revenu modique, il était parvenu à réunir une fort belle collection de livres lorsque la mort de son père le rendit possesseur de 60.000 livres de rente.
M. Debure, le père, qui faisait ses commissions, était très lié avec lui. M. Gouttard lui disait de mettre le dernier sur les livres qu’il désirait avoir. – Mais, Monsieur, si je rencontrais quelqu’un d’aussi fou que vous ? – Cela m’est égal, mettez toujours le dernier.
Il ne poussait pas ses livres lui-même, mais il assistait presque toujours à la vente. Quand un livre qu’il avait commissionné montait, il devenait un peu pâle et souriait. M. Debure lui en demandait la raison. – Je ris, disait-il, parce que je sais que celui qui me le pousse ne l’aura pas.
Un jour, il avait chargé M. Debure de lui acheter un exemplaire d’un ouvrage du comte de Caylus qui n’a été tiré qu’à dix-huit exemplaires et qui était relié en peau de truie, reliure qu’affectionnait M. Gouttard.
Il n’avait pas assisté à la vente parce qu’il était malade et avait pris médecine. Le lendemain matin, M. Debure lui porte le livre qu’il avait acheté. Quand M. Gouttard le vit entrer avec le volume, il sauta au bas de son lit et, courant à lui en chemise, il l’embrassa en s’écriant : Ah vous l’avez ! Le voilà donc enfin ! – Il fallut que M. Debure le forçât de se recoucher.
Il avait économisé deux cent mille francs en or pour acheter à la vente du duc de La Vallière. Il avait son magot dans une armoire à côté de sa cheminée. Quand M. Debure venait le voir, il lui disait quelquefois : – J’ai là de quoi faire payer les livres à la vente du duc. – Mais ses espérances furent trompées, puisque le duc de La Vallière lui survécut au contraire trois ans. » (Bulletin du bibliophile. Paris, Techener, 1906, p. 389-390)

D’une famille estimée originaire de Vernon (Eure), l’avocat Mathieu Gouttard (1686-1778) fut prévôt de Vétheuil (Val-d’Oise), berceau de sa belle-famille, avant de devenir en 1728 bailli et receveur du duché-pairie de La Roche-Guyon (Val-d’Oise), noble en 1735 par l’achat d’une charge de secrétaire du Roi, puis seigneur de Courcelles-lès-Gisors (Oise) en 1746. Il avait épousé en 1721 Marie-Gabrielle Oursel, qui lui donna deux fils. Dans sa maison de La Roche-Guyon, la bibliothèque était au rez-de-chaussée :

« Plus de 200 volumes sont repérés et témoignent des différentes préoccupations de Mathieu Gouttard. L’intérêt pour la religion et la morale se marque chez lui par la présence d’une histoire du peuple de Dieu, du nouveau testament et par la présence d’une bible. Cette exigence spirituelle s’accompagne d’un intérêt pour les découvertes scientifiques du siècle : les Voyages de Tournefort ou un dictionnaire de médecine en six volumes et un autre d’anatomie animent l’univers mental de notre serviteur. Ses préoccupations d’administrateurs sont nourris par la coutume de Normandie et la présence des fables de la [sic] Fontaine finissent par le ranger parmi ceux qui affirment un certain éclectisme. L’inventaire ne présente pas de liste exhaustive de cette bibliothèque, sans doute la maison parisienne [héritée en 1758 de son cousin germain homonyme, médecin du Roi] nous réserve-t-elle d’autres ressources livresques, mais la liste n’en fait pas état. » (Michel Hamard. La Famille La Rochefoucauld et le duché-pairie de La Roche-Guyon au xviiie siècle. Paris, L’Harmattan, 2008, p. 219)

À sa mort, ses deux fils se partagèrent un important héritage de 615.070 livres, où dominait le foncier. C’est de l’aîné dont il s’agit ici : Mathieu-Robert Gouttard (1726-1780), décédé prématurément, dont la bibliothèque fut vendue en 17 vacations, du lundi 5 au vendredi 23 mars 1781, en l’une des salles de l’hôtel de Bullion, rue Plâtrière.  



Catalogue des livres de Gouttard. Exemplaire de Mérard de Saint-Just, relié par Derome.
New York, Christie's, 22 mars 2005, 13.200 $

Le littérateur Mérard de Saint-Just (1749-1812) a noté sur son exemplaire du catalogue de cette vente : « doit faire époque dans l’histoire de la Bibliographie. Les livres ont été porté [sic] à un tel prix par les acquéreurs, qu’il n’y a pas encore eu d’exemples d’une pareille folie dans ce genre de luxe. » Gouttard ayant été un amateur exigeant, la plupart des volumes sortis de sa bibliothèque furent alors reconnus et vendus effectivement à des prix excessifs. À côté des libraires (Bailly, Tilliard, Janet, etc.), on pouvait voir, parmi les acquéreurs, Gouttard de Levéville, frère cadet et héritier du mort, le comte d’Artois, Le Camus de Limare, Dincourt d’Hangard, Naigeon, Anisson-Duperron, le président Lepeletier de Saint-Fargeau, Girardot de Préfond et le procureur Lolliée.
De rares exemplaires du catalogue des livres sont suivis par un « Etat des bronzes, porcelaines, bijoux & autres effets précieux de la succession » (4 p., 51 lots), dont la vente se fit dans la même salle de l’hôtel de Bullion le samedi 24 mars 1781.

Cette bibliothèque ne renfermait que des livres de choix, le plus souvent en grand papier, de la plus belle conservation et presque tous reliés par Derome :

119. Platonis opera quae exstant omnia, graecè ex nova Joan. Serrani interpretatione, perpetuis ejusdem notis illustrata ; & cum annotationibus Henr. Stephani. Paris. Henr. Stephanus, 1578, 3 vol. in-fol. m. r. l. r. Chartâ Magnâ.
Exemplar nitidissimum & tarissimum. 699 liv. 19 s.   

Jeton aux armes de Charles-Claude Briasson, échevin de la ville de Lyon,
frère du libraire parisien Antoine-Claude Briasson (1757)
313. Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts & des Métiers, par une société de Gens de Lettres ; mis en ordre par MM. Diderot & d’Alembert. Paris, Briasson, 1751, 33 vol. in-fol. Gr. Pap. rel. en peau de truie.
Cet exemplaire a été choisi avec le plus grand soin, par le libraire Antoine-Claude Briasson (1700-1775), l’un des associés qui se l’était réservé. Gouttard l’acheta après la mort de Briasson le fils ; il l’a fait relier par Derome le jeune. On y a joint les portraits de Diderot, d’Alembert, de Voltaire et de Montesquieu. 2.510 liv.
428. Lysiae orationes & Fragmenta. graecè, cum novâ interpretatione & notis Jo. Taylor. Accedunt Jer. Marklandi conjecturae. Londini, Bowyer, 1739, 2 vol. in-4. Ch. Mag. en peau de truie.
Exemplar nitidissimum, libri rarissimi. 250 liv.
444. M. Tullii Ciceronis Opera omnia, ex recensione & cum notis Petri Victorii. Venetiis, in offic. Lucae Ant. Juntae, 1537, 4 vol. in-fol. m. viol. l. r.
Superbe exemplaire du comte d’Hoym. 361 liv.
648. P. Virgilii Maronis Bucolica, Georgica, & Æneis. Venetiis, Vindelinus de Spira, 1470, in-fol. m. cit. Editio Princeps & Exemplar impressum in Membranis.
On trouve à la tête du volume deux feuillets de vélin qui contiennent une pièce de vers latins manuscrits, adressés au marquis d’Uxelles par Charles Enoch Virey, secrétaire du roi, en 1626. Ce volume contient 161 feuillets. Cet exemplaire a été acheté 2.300 liv. à la vente de Paris de Meyzieu. 2.270 liv.
888. Collection des Ouvrages imprimés par ordre de Monseigneur le Comte d’Artois. Paris, de l’Imprimerie de Didot l’aîné, 1780, 18 vol. in-18, br.
Cette Collection dont il n’a été tiré qu’un très petit nombre d’exemplaires, est de la plus belle exécution ; mais ce qui la rend encore plus précieuse, c’est qu’on ne peut l’avoir que de la munificence du Prince. 2.210 liv.



1.040. Collectiones Peregrinationum in Indiam Orientalem & in Indiam Occidentalem XXV. Partibus comprehensae, cum appendice Regni Congo, & figuris aeneis Fratrum de Bry & Meriani. Francofurti, 1590, 9 vol. in-fol. m. viol. & m. r. Prima editio, & Exemplar elegans & integrum libri rarissimi.
1.041. Historia Americae sive Novi Orbis, comprehendens in XIII. sectionibus exactissimam descriptionem vastissimarum & multis abhinc seculis incognitarum Terrarum, quae nunc passim Indiae Occidentalis nomine vulgò usurpantur. Cum elegantissimis tabulis & figuris aeri incisis, necnon Elencho sectionum, & Indice capitum ac rerum praecipuarum. Francofurti, sumptibus Matt. Meriani, 1634, 3 vol. in-fol. m. cit. Secunda editio.
Ouvrage curieux qui renferme presque toutes les relations originales des voyageurs qui ont fait la découverte du Nouveau Monde, et dont toutes les figures ont été dessinées sur les lieux d’après nature. Cet exemplaire vient de la bibliothèque de l’abbé de Rothelin. Gouttard l’acheta à la vente de Paris de Meyzieu 1.911 liv. Il y ajouta deux volumes, des figures et des cartes qui y manquaient, pour le rendre absolument complet.


1.042. Premier Livre de l’Histoire de la Navigation aux Indes Orientales, par les Hollandois, & des choses à eux advenues […] par G. M. A. VV. L. Imprimé à Amstelredam, par Cornille Nicolas, sur l’eaue, au livre à écrir. anno 1598. 2.551 liv. pour les numéros 1.040 à 1.042.   






2 commentaires:

  1. Dans ce catalogue Goutard de 1780, j'ai remarqué un exemplaire remarquable : les n°885, 886, 887 (Mme de La Fayette "La Princesse de Cleves" 1678, avec joints "Lettres sur les sujet de la Princesse de Cleves" 1678 et "Conversation sur la critique de la Princesse de Cleves" 1679, le tout en maroquin rouge.
    Un exemplaire en tout point similaire est décrit dans le catalogue Rahir (n°1424). Il est décrit provenant des bibliothèques Paris, Mosbourg et Bocher.
    Sur un journal joint à mon exemplaire du catalogue Rahir, on apprend que c'est Mme Davis qui l'avait emporté, avec M Lardanchet et M. Beres qui avaient fait la contre-partie.
    Est ce le même? Vraisemblablement...
    Qui est cette Mme Davis (quand on voit ce qu'elle a acheté à la vente Rahir, ça fait quand même rêver...)?
    Autre sujet à creuser : le catalogue de M. Bocher.
    Je ne l'ai jamais trouvé, et la collection, si j'en juge les pièces exceptionnelles qu'avaient achetées Rahir, devait être assez fabuleuse!


    Cordialement,

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    1. Pierre-Henri-Édouard Bocher (Paris, 16 février 1811 – Paris VIIe, 2 mai 1900), époux en 1834 de Marie-Laetitia-Alexandrine de Laborde (1811-1885), sœur du comte Léon de Laborde, fut préfet du Gers (1839), puis du Calvados (1842), avant de devenir député (1871), puis sénateur (1876). Il fut nommé administrateur des biens de la famille d’Orléans en 1848. Sa bibliothèque était trois fois plus nombreuse que celle de Lignerolles. Il devint « l’aide de camp bibliophile du duc d’Aumale » : en 1859, c’est lui qui négocia pour le duc l’achat en bloc des 2.910 articles de la bibliothèque d’Armand Cigongne.
      Son fils René-Paul-Emmanuel Bocher (Paris, 10 janvier 1835 – 10 octobre 1919), capitaine d’état-major, donna sa démission en 1875 pour s’occuper de bibliophilie et d’archéologie. Il est l’auteur de " Les Gravures françaises du XVIIIe siècle ou Catalogue raisonné des estampes, vignettes, eaux-fortes, pièces en couleur au bistre et au lavis, de 1700 à 1800 " (Paris, Librairie des bibliophiles, 1875-1877, pour les fascicules 1 à 4 ; Paris, D. Morgand et Ch. Fatout, 1879-1882, pour les fascicules 5 et 6).
      Le père et le fils ont fait imprimer en 1896, à petit nombre et hors commerce, " Nos livres. Catalogue de la bibliothèque ".

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