mercredi 23 avril 2014

Bibliographie des Contes rémois de Chevigné


Edition de 1832, dans une reliure en maroquin grain long signée Carayon.
Lyon, 25 octobre 2012 : 750 €

La véritable édition originale des Contes rémois est contenue dans La Chasse et la Pêche, suivies de poésies diverses du comte Louis-Marie-Joseph de Chevigné (Chavagnes-en-Paillers, Vendée, 30 janvier 1793-Reims, 19 novembre 1876), qui fut imprimée en 1832 à petit nombre pour les amis de l’auteur, par Pierre Delaunois, natif de Verzenay (Marne), installé place Royale, à Reims.


Nicolas Galaud, conservateur, et J.-P. Fontaine
examinent l'exemplaire acheté en 1999.
Bibliothèque municipale de Reims, 9 mars 2000

On ne connaît que 7 exemplaires de ce volume in-18 de 268 pages. Pages 216 à 265 se trouvent 14 contes. Trois de ces contes ne seront pas réimprimés avant 1880 : « Le Barbet vicaire », « Le Garçon clairvoyant » et « Les Deux Missionnaires ».




L’édition des Contes rémois qui est généralement considérée comme la première est parue anonymement à Paris en 1836. Edité et imprimé par Firmin Didot frères, rue Jacob, associé pour l’occasion à Simon Delaunay, au Palais-Royal, le volume in-12 de [4]-121-[1 bl.] pages, sans table, contient 17 contes et, sur la page de titre, la célèbre épigraphe de Jean de La Fontaine, tirée de son conte intitulé « Les Rémois » :

« Il n’est cité que je préfère à Reims :
C’est l’ornement et l’honneur de la France,
Car, sans compter l’ampoule et les bons vins,
Charmants objets y sont en abondance. »


Cette édition fut l’objet d’un second tirage en 1839, avec un nouveau titre portant la même épigraphe, une réimpression de la page 121 et une augmentation du nombre des pages, formant un volume in-18 de [4]-176 pages, dont 2 pour la table.



Même couverture imprimée que celle de l’édition de 1836, avec date différente, et même vignette sur le second plat. Ce second tirage comprend 23 contes.



La 2e édition, toujours anonyme, fut publiée à Paris en 1843, chez Pierre-Jules Hetzel, rue de Seine, et imprimée par Jean-Baptiste Lacrampe, rue Damiette, dans le format in-8 ; elle contient [4]-196 pages, dont 2 pour la table.




Sur la page de titre, une vignette gravée par Louis-Joseph Brugnot, représente le comte de Chevigné assis. C’est la première édition illustrée, qui comprend 30 eaux-fortes hors-texte de Pierre-Étienne Perlet, une pour chacun des 30 contes, dont celle du premier conte en frontispice. Dans cette édition, « Le Curé breton », dont l’action se déroulait en Armorique, devient « Le Jeûne rompu », dont le décor est la Champagne.

Exemplaire ave dédicace de l'illustrateur. Photographie Isabelle Dupland, Caluire-et-Cuire

Quelques exemplaires de cette édition ont 214 pages, sans table, car augmentés d’une réduction du poème de « La Chasse » du même auteur.
Des exemplaires portent la date de 1842, tirés à petit nombre et non mis dans le commerce.




La 3e édition fut publiée à Paris en 1858, chez Michel Lévy, rue Vivienne, et imprimée par Jules Claye, rue Saint-Benoît, dans le format in-18 ; elle contient [8]-239-[1 bl.] pages, dont 3 pour la table.





La page de titre porte Les Contes rémois par M. le Cte de C… et une vignette empruntée au conte « Le Bon Docteur », représentant deux personnages à table, un bourgeois et un ecclésiastique.





Les portraits de l’auteur et de son ami Charles-Guillaume Sourdille de La Valette (1792-1852), auteur de Fables (Paris, Firmin Didot, 1828), illustrées par Jean-Jacques Grandville en 1841, ont été gravés par Jean-Marie Buland, d’après Ernest Meissonier. Cette édition comprend 40 contes illustrés en tête de page : 34 par Meissonier, 6 par Valentin Foulquier. Elle présente aussi, pour la première fois, l’épître en vers à La Valette :

« Tu veux, ami, dans une humble préface,
Qu’à mes censeurs j’aille demander grâce
Pour quelques tours faits à de vieux maris ;
Ou pour avoir égayé mes récits
De doux péchés par des curés commis ?
Mais ces curés, ce sont ceux de Boccace,
Bien différents de ceux de mon pays,
Qui sont des saints. Je le dis à leur gloire :
Pour un curé qui tombe en purgatoire,
Il en est cent qui vont au paradis. »




et un « Épilogue » :

« Est-il un vin plus gai que le champagne ?
La bonne humeur en tout lieu l’accompagne ;
Il rit de tout, même de ses amis,
Et je lui dois mes plus joyeux récits.
Je ne sais pas si le cidre en Bretagne
Peut, sans danger, se croire tout permis ;
Mais, pour leur vin, nos curés de Champagne
Sont indulgents, et, loin d’être fâchés,
Ils riront tous en lisant leurs péchés. »

Il existe un tirage in-8 en grand papier, dont des exemplaires sur papier vélin, 40 exemplaires sur Hollande avec les gravures sur Chine, et quelques exemplaires contenant 2 feuillets supplémentaires non chiffrés pour le conte « Le Travail inutile ».
L’exemplaire de l’Académie nationale de Reims, avec envoi autographe de l’auteur, reliure de Charles Meunier en maroquin bleu, doublée de maroquin framboise mosaïqué, avec gardes de soie brochée, tranches dorées et couverture imprimée sur papier glacé de couleur mauve, a été volé au cours des bombardements de Reims en 1914.
Dans une lettre adressée le 13 avril 1858 au libraire rémois Charles-Antoine Brissart-Binet, le comte de Chevigné compare la 3e édition à la 1ère :

« L’ancienne édition des “Contes rémois” est épuisée. La nouvelle vaut mieux que l’ancienne sous tous les rapports. Qu’elle ait du succès ou qu’elle n’en ait pas, je désire que mon nom ne soit pas prononcé. Comme Saint-Pierre, je renie. »

Les éditions suivantes furent publiées à Paris, sauf la 11e, toujours sous le titre Les Contes rémois, et avec le nom de l’auteur qui ne craignait plus la censure impériale.

Deux éditions semblables furent publiées en 1861 chez Michel Lévy, rue Vivienne, et imprimées par Jules Claye, rue Saint-Benoît, avec des erreurs de pagination :




-          la 4e, dans le format in-18, de [10]-323 [i.e. 321]-[1 bl.] pages [pages 284-321 chiffrées 286-323], dont 36 pages pour la première partie de l’ « Opinion des journaux sur les Contes rémois » et 3 pages de table,







avec un portrait frontispice de l’auteur, offrant un exemplaire de son livre à un ecclésiastique, gravé par Jean-Marie Buland d’après Valentin Foulquier, et un portrait médaillon de La Valette, gravé par Jean-Marie Buland, d’après Ernest Meissonier, dans un encadrement de Martin Riester.    




-          la 5e, dans le format in-8, de [12]-323 [i.e. 347]-[1 bl.] pages [pages 284-347 chiffrées 276-298, 283-320 et 321-323], dont 38 pages pour la première partie de l’ « Opinion des journaux sur les Contes rémois » et 3 pages de table, avec le portrait frontispice de l’auteur, offrant un exemplaire de son livre à un ecclésiastique, gravé par Jean-Marie Buland d’après Valentin Foulquier,



un portrait médaillon de l’auteur, gravé par Jean-Marie Buland, d’après Auguste Debay, et celui de La Valette, gravé par Jean-Marie Buland, d’après Ernest Meissonier, dans un encadrement de Martin Riester.   .
La vignette de la 3e édition est au titre. Ces éditions contiennent 49 contes illustrés en tête de page : 34 par Meissonier, 15 par Foulquier.



Reliure de Tinot, relieur rémois, élève de Capé, sur un exemplaire de l'édition de 1864 (détail)

La 6e édition fut publiée en 1864 chez Michel Lévy, rue Vivienne, et imprimée par Jules Claye, rue Saint-Benoît, dans le  format in-16 ; elle contient 320 pages, dont 66 pages pour la deuxième partie de l’ « Opinion des journaux sur les Contes rémois » et 6 pages de table. Le titre est imprimé en rouge et noir, la vignette de la 3e édition est présente, le texte est encadré et les portraits médaillons de l’auteur et de La Valette ont été gravés par Jean-Marie Buland d’après Valentin Foulquier. Cette édition comprend 53 contes, avec illustrations réduites de Meissonier et de Foulquier. Il existe un tirage sur papier de couleur et un autre sur peau de vélin qui contiennent 2 feuillets supplémentaires pour les contes « Colin-Maillard assis » et « L’Oncle et ses deux nièces ».

Deux éditions semblables furent publiées en 1868 par la Librairie de l’Académie des Bibliophiles, rue de la Bourse, et imprimées par Jules Claye, rue Saint-Benoît :



la 7e de [6]-352 pages, dans le format in-18,



la 8e de [6]-398 pages dans le format in-8. Le portrait frontispice de l’auteur dans un encadrement est signé par Jean-Marie Buland, d’après Auguste Debay. La vignette de la 3e édition est au titre. Ces deux éditions comprennent : 56 contes illustrés en tête de page, 34 par Meissonier, 22 par Foulquier ; un dessin de Foulquier pour l’ « Épilogue » ; la troisième partie de l’ « Opinion des journaux sur les Contes rémois ». Le dessin du conte « Le Jour des rois » a été refait.
Quelques exemplaires de la 8e édition contiennent un portrait de l’auteur à l’eau-forte par Léopold Flameng, et une eau-forte hors-texte par Paul Rajon, d’après Jules Worms, pour le conte « Le Mari borgne ».

La 9e édition fut publiée en 1871 par la Librairie des Bibliophiles, rue Saint-Honoré, dans le format in-24 : [4]-231 pages, dont 4 pages de table et 20 pages d’ « Opinions diverses sur les Contes rémois », avec un titre imprimé en rouge et noir. La marque de l’imprimeur Damase Jouaust est au titre. C’est une édition non illustrée, avec en-têtes et culs-de-lampe pour chacun des 50 contes. Le tirage a été limité à 380 exemplaires : 30 sur Chine et 350 sur Hollande. Cette édition comprend les 8 contes dits « réservés » : « Le Mari pris à mentir », « Colin-Maillard assis », « L’Oncle et ses deux nièces », « Le Malentendu », « Le Petit Paquet », « La Niaise », « Chacun son droit » et « Un bel enfant », qui paraît pour la première fois. À la page 196, apparaît un nouvel « Épilogue » qui commence par « Avec l’Ay, l’on se grise aisément ».

La 10e édition fut publiée en 1873 chez Alphonse Lemerre, passage Choiseul, dans le format in-16. Sortie des presses de Damase Jouaust, imprimeur de la Librairie des Bibliophiles, elle contient [6]-246-[2]-14-[2] pages, dont 5 pages de table et 14 pages d’ « Opinions diverses sur les Contes rémois ». Le titre est imprimé en rouge et noir et la marque de l’éditeur est au titre. Un nouveau portrait de l’auteur a été gravé à l’eau-forte par Léopold Flameng. Cette édition est sans les contes « réservés ». Des entêtes et des culs-de-lampe existent pour chacun des 50 contes. Une « Conclusion » paraît ici pour la première fois. Il a été tiré 25 exemplaires sur Chine. Il existe un tirage in-8 limité à 120 exemplaires, dont 100 sur Hollande et 20 sur Whatman (75 sur Hollande et 10 sur Whatman, d’après les registres de l’éditeur). Quelques exemplaires, donnés à l’auteur avant la mise en vente, portent le nom de la Librairie des Bibliophiles qui devait être l’éditeur.
À propos de cette édition, Prosper Blanchemain a fait des rimes « A Monsieur le comte de Chevigné » (in Le Bibliophile français. Paris, Bachelin-Deflorenne, 1873, t. VII, p. 192) :

« On m’a dit qu’autrefois en France
L’esprit courait les carrefours ;
On perdrait sa peine, je pense,
A le chercher dans nos faubourgs.

Nos grands auteurs, de fortes têtes,
N’en ont guère en leurs cerveaux creux ;
La Fontaine en donnait aux bêtes,
Il n’en a point laissé pour eux.

La Fontaine, aimable annaliste
Des amours piquants et badins,
Le semait jadis sur sa piste,
Comme les fleurs dans nos jardins.

Mais avec le bon La Fontaine
Son esprit est parti là-haut !...
– N’ayez pas peur, on en a la graine,
Il fleurit encore à Boursault.

C’est cette graine qu’à Ferrare
Boccace plantait autrefois,
Que Marguerite de Navarre
Implanta sur le sol gaulois ;

C’est le bouquet, naïve offrande
De La Fontaine à Sévigné,
Qui s’épanouit en guirlande
Dans les contes de Chevigné. »


La 11e édition est l’ « Édition miniature » tirée à 651 exemplaires en 1875, sur les presses de Bonnedame père et fils, imprimeurs et éditeurs à Épernay (Marne), dans le format in-32, de viij-[2]-231-[1] pages, dont 8 pages pour une « Notice bibliographique » : 1 sur peau de vélin, 150 sur Chine avec texte noir, encadrement violet et lettrines en rouge, 500 sur vergé sans encadrement. Le titre est imprimé en rouge et noir. La marque de l’imprimeur est au titre. Un portrait frontispice de l’auteur a été gravé par Adolphe Varin, graveur des encadrements et des culs-de-lampe. Cette édition, qui n’est pas illustrée, comprend 50 contes, dont les 8 « réservés ». C’est la dernière édition réalisée du vivant de l’auteur.



(Cliché Bertrand Hugonnard-Roche)

La 12e édition fut publiée en 1877 par la Librairie des Bibliophiles, rue Saint-Honoré, et imprimée par Damase Jouaust, dont la marque est au titre, dans le format in-16. De xxxvi-224 pages, elle présente un titre imprimé en rouge et noir, des lettres ornées, des en-têtes et culs-de-lampe. Le tirage a été réalisé à petit nombre sur Hollande, plus 25 exemplaires sur Chine et 25 exemplaires sur Whatman avec épreuve des gravures avant la lettre. Le portrait frontispice de l’auteur, d’après Léopold Flameng, et six hors-texte d’après Jules Worms, ont été gravés par Paul Rajon. Cette édition comporte 50 contes, sans les contes « réservés ». Elle est précédée de « La Muse champenoise » de Louis Lacour, et est suivie d’une bibliographie. Il existe un tirage en grand papier : 20 exemplaires sur Chine et 20 sur Whatman qui contiennent les gravures en double épreuve, avant et avec la lettre, et 170 sur Hollande.      



Château de Boursault (Marne)


jeudi 10 avril 2014

Pour l’honneur de Pierre Louÿs

« La seule vérité établie avec certitude,
c’est le mensonge historique »
André Gillois, 1990.




On dit que « les humbles se font parfois mieux comprendre que les orgueilleux ». J’ai eu du mal à comprendre le sens de la déclaration de Monsieur Claude Bourqui, professeur à l’Université de Paris-Sorbonne, selon laquelle Pierre Louÿs « n’avait pas la culture littéraire suffisante pour comprendre les textes de Corneille et de Molière, il n’était pas assez familiarisé avec le xviie  siècle. » (Lire, février 2007, no 352). Manquant du temps nécessaire pour m’expliquer sur le bien-fondé de « L’Affaire Corneille-Molière », je me contenterai, ici, de défendre l’honneur de Pierre Louÿs, insulté par cette déclaration qui prêterait à rire si elle n’était pas aussi affligeante et qui témoigne de l’ignorance de son auteur sur le sujet et, d’une manière plus générale, du manque d’arguments des moliéristes dans les recherches qui tentent d’éclairer un point obscur de l’histoire de la littérature. C’est une des raisons pour lesquelles l’autorité des spécialistes de  La Bibliothèque de la Pléiade est devenue contestable quand on connaît, en outre, les indications inexactes données dans certains volumes publiés par Gallimard (Bibliophile Rhemus. Les Illustrateurs des « Contes » de Jean de La Fontaine. In Le Bibliophile rémois. 1995, mars, no 37, p. 7-10).

Faut-il rappeler que Pierre Louÿs fut un grand écrivain dont l’essentiel de l’œuvre fut publié en une dizaine d’années ?

Né en 1870, il créa une revue dès 1891, La Conque, à laquelle collaborèrent Gide, Heredia, son futur beau-père et son « maître en bibliophilie comme en littérature », Mallarmé, Valéry et Verlaine. Dans sa vingt-deuxième année, il  publia son premier recueil de vers, Astarté (1892). Les Chansons de Bilitis (1894), qu’il fit passer avec succès, même auprès des spécialistes du temps, pour une traduction de poèmes antiques, est « l’un des plus heureux spécimens de poèmes en prose jamais conçus dans notre langue », selon le grand baudelairien Yves-Gérard Le Dantec (1898-1958) ; le compositeur Claude Debussy (1862-1918) composa un accompagnement pour trois des chansons. Le premier roman de Louÿs, Aphrodite. Mœurs antiques (1896), dont 31.000 exemplaires furent vendus dans la seule année de parution,  fut un immense succès : « on n’a rien écrit de plus parfait en prose française depuis Le Roman de la momie et depuis Salammbô » s’exclama l’académicien François Coppée (1842-1908) ; le compositeur Camille Erlanger (1863-1919) en fera une œuvre lyrique représentée à l’Opéra-Comique en 1906. Le chef-d’œuvre de Louÿs fut un autre roman, ayant pour cadre l’époque contemporaine, La Femme et le Pantin (1898) ; adapté au théâtre dès 1900, on en tira un mélodrame (« Conchita », 1911) et trois films : « The Devil is a woman » (1935), de Josef von Sternberg, avec Marlène Dietrich, « La Femme et le Pantin » (1959), de Julien Duvivier, avec Brigitte Bardot, « Cet obscur objet du désir » (1977), de Luis Buñuel, avec Carole Bouquet. Suivit un conte libertin, Les Aventures du roi Pausole (1901), d’après lequel Arthur Honegger (1892-1955) composa une opérette en 1930 et Alexis Granowsky (1890-1937) un film en 1933, avec Edwige Feuillère. De ses nombreux manuscrits érotiques, qui ne furent connus qu’après sa mort, Trois filles de leur mère fut publié clandestinement dès 1926.

C’est à partir de 1903 que « l’un des plus vastes et féconds cerveaux de son temps », selon Yves-Gérard Le Dantec, s’occupa de plus en plus de recherche littéraire, mais aussi de bibliophilie, comme moyen d’approfondir ses connaissances sur la littérature et l’histoire. « Il y avait du chartiste en lui », dira le peintre Jacques-Émile Blanche (1861-1942) qui fit son portrait.

Portrait de Pierre Louÿs, par Jacques-Emile Blanche (1893)
Coll. priv.
Le bibliographe et critique littéraire Frédéric Lachèvre (1855-1943), « le plus grand historien des libertins du xvie au xviiie siècle », selon le libraire René-Louis Doyon (1885-1966), reconnaissait en Louÿs l’un des dix-septiémistes les plus savants de sa génération. 

« Il connaissait admirablement la littérature et la poésie du xvie et du xviie siècle. [...] Il pouvait de mémoire citer sans erreur une page du Cymbalum mundi, une ode de Ronsard, une satire de Sigogne, une facétie de Bruscambille ou le dernier acte de Suréna », ajouta le journaliste Pascal Pia (1903-1979).

« Louÿs avait non pas une érudition, mais une connaissance vertigineuse de la littérature, mais aussi de l’histoire, de la société et de la politique des xvie et xviie siècle, et être à sa hauteur n’est pas facile du tout » confirme Jean-Paul Goujon, professeur à l’Université de Séville.

Jusqu’en 1911, il collabora régulièrement à L’Intermédiaire des chercheurs et curieux : ses articles, notes, questions et réponses concernaient des sujets aussi variés que les cadrans solaires, les danses espagnoles ou la virgule, car non seulement il s’intéressait à tout, mais il approfondissait tout. Il traduisait le grec, avait des connaissances approfondies sur l’Antiquité, l’histoire, la littérature, la philologie, la linguistique, la bibliographie, les auteurs érotiques, les fous littéraires, les mazarinades, n’ignorait rien de Restif de la Bretonne et savait par cœur Victor Hugo et Pierre Corneille. « Ce que Louÿs a pu, dans ces nuits insensées, feuilleter de livres et y apprendre de choses est inimaginable », déclara l’historien de la littérature et académicien Fernand Gregh (1873-1960).

Chercheur doué d’une clairvoyance qui lui faisait découvrir et comprendre les choses les plus difficiles, il fut le premier à trouver la clef des fameux manuscrits cryptographiques de Henry Legrand sur les scandales de la haute société du milieu du xixe siècle, et le premier à trouver les clefs du roman biographique de Pierre-Corneille Blessebois intitulé Le Zombi du grand Pérou (s.l. [Rouen], 1697). Il avait aussi entrepris une étude sur l’évolution de l’alexandrin, analysant avec une rare acuité les techniques inédites de Ronsard, de Corneille, d’André Chénier, jusqu’à celles de Paul Valéry dont il fut le mentor pour La Jeune Parque (1917), travail qui conforta toujours plus sa conviction que le vers de Corneille et celui du Tartuffe, du Misanthrope ou d’Amphitryon avaient une seule et même origine.

Perplexe et déçu devant le manque de culture de ses contradicteurs, Louÿs décida en 1920 de ne plus publier le résultat de ses recherches, en particulier sur Molière.

Pendant longtemps, il désira créer une revue de bibliophilie. Le premier numéro parut le 1er janvier 1913 : la Revue des livres anciens était tirée à 500 exemplaires. Trois numéros parurent en 1913, deux en 1914, deux en 1916 et un, le dernier, en 1917 : huit numéros au total formant deux tomes de (4)-472 et (4)-399 pages (Paris, Fontemoing et Cie, 1914 -1917). Louÿs en fut le directeur, son ami Louis Loviot, bibliothécaire à l’Arsenal, en fut le rédacteur en chef et l’écrivain Paul Chaponnière le gérant. Plusieurs autres érudits, tous bibliophiles et unanimes sur les connaissances et la sagacité de Pierre Louÿs, collaborèrent sans réticence à cette revue : l’historien Georges Ascoli, le bibliothécaire Jean Babelon, le chartiste Jacques Boulenger, le bibliographe Alfred Cartier, le bibliothécaire Ernest Coyecque, l’écrivain Remy de Gourmont, le bibliographe Frédéric Lachèvre, le bibliographe Paul Lacombe, l’historien Abel Lefranc, l’historien Émile Magne, le bibliothécaire André Martin, l’archiviste paléographe Jules Mathorez, le philologue Émile Picot, le professeur Jean Plattard, le bibliographe Marie-Louis Polain, le libraire Édouard Rahir, le bibliographe Philippe Renouard, l’archiviste René-Norbert Sauvage, le bibliographe Seymour de Ricci, l’écrivain René Sturel, le bibliographe Maurice Tourneux et le docteur H. Voisin. Outre six notes, les cinq articles de Louÿs figurent tous dans le premier tome : « Le Poète Antoine du Saix », « Un roman inédit de Restif », « Raphaël du Petit-Val imprimeur de Rabelais », « Antiperistase ou contraires différences d’amour (1603) » et « La Phrase inoubliable ». La guerre mit fin à cette belle aventure. En 1918, endetté, Louÿs vendit 708 de ses plus précieux livres au bibliophile Émile Mayen, pour 300.000 francs (441.183 € de 2007).

Pierre Louÿs mourut en 1925, entouré d’inestimables richesses bibliophiliques, constituées d’environ 20.000 volumes, manuscrits et imprimés, et de tas de notes et de lettres. Quatre ventes publiques eurent lieu à l’Hôtel Drouot : le 14 mai 1926, pour ses manuscrits ; du 15 au 17 avril 1926 (éditions originales d’auteurs contemporains), du 4 au 9 avril 1927 (théologie, jurisprudence, procès célèbres, sciences et arts, médecine, obstétrique, tératologie, histoire, importants recueils manuscrits de chansons satiriques, biographie, bibliographie) et du 10 au 14 mai 1927 (belles lettres, théâtre), pour sa bibliothèque : 3.276 numéros au total.

Le 30 juin 1934, Georges Serrières, son ancien secrétaire, organisa une dernière vente au château d’Écrouves, dans le département de Meurthe-et-Moselle ; le libraire Maurice Chalvet confiait alors : « Tous les papiers de Louÿs, ses livres, ses photos, ses notes, tout cela était jeté par terre, pêle-mêle, dans la cour du château... La chose la plus triste que j’aie vue de ma vie ! ». Jusque dans les années 1960, Serrières continua à vendre à l’amiable de nombreux livres et manuscrits.

Depuis des siècles, les bibliophiles sont passionnément les plus fins connaisseurs de l’histoire des littératures, comme de celle du livre. Pierre Louÿs fut l’un des meilleurs d’entre eux.

Jean-Paul Fontaine. In http://corneille-moliere.org, 4 juin 2008. 
                                                                                                                                                                                




mercredi 9 avril 2014

Olivier de Harsy, imprimeur de Rabelais

À cinquante-sept années d’intervalle, deux imprimeurs ont imprimé Les Œuvres de M. François Rabelais, Docteur en Médecine, plusieurs fois condamnées : le second, identifié en 1913 par Pierre Louÿs, a emprunté la fausse adresse du premier, resté inconnu et pour lequel j’ai avancé une hypothèse dès 1998 (Le Bibliophile rémois, n° 50-septembre 1998, p. 15-19).


En 1613, paraissait la seconde édition « troyenne » connue des Œuvres de Rabelais : très rare volume in-12, divisé en trois parties factices de 347-[7] pages pour les livres I et II, 469-[9] pages pour les livres III et IV, et 166-[32]-[2bl.] pages pour le livre V et les pièces annexes.
Bien que le titre précise « Le tout de nouveau reveu corrigé & restitué en plusieurs lieux. », cette édition est, comme beaucoup d’ouvrages de la « Bibliothèque bleue », pleine d’incorrections. En outre, y figure une adresse fantaisiste, avec la ville de Troyes sans « s » et l’imprimeur « Loys, qui ne se meurt point ».
La pagination de cette édition est exactement la même que celle de Jean Martin (Lyon, 1558), probablement imprimée après 1600. Mais l’identification de l’imprimeur fut faite en 1913 par Pierre Louÿs, en comparant les lettres ornées [le « C » accidenté de la « Prognostication »] et les culs-de-lampe [eux aussi accidentés : page 469 de la deuxième partie et dernier feuillet] à ceux d’autres éditions (« Raphaël du Petit Val imprimeur de Rabelais ». In Revue des livres anciens. Paris, Fontemoing, 1913, t. I, p. 166-170).

L’ouvrage a donc été imprimé clandestinement à Rouen –  troisième ville du royaume, après Paris et Lyon, pour l’édition –, par Raphaël du Petit Val, marchand libraire, puis imprimeur installé en 1587 dans la rue aux Juifs, à l’enseigne de l’ange Raphaël, devant la grande porte du Palais de Justice.



Sa marque représente le jeune Tobie qui, sur l’indication de l’ange Raphaël, arrache d’un énorme poisson le fiel qui servira à rendre la vue à son père.
Raphaël du Petit Val avait un faible pour le format in-12. Editeur zélé de Siméon-Guillaume de La Roque, poète thuriféraire de Sully, il fut le premier à imprimer toute la production poétique et dramatique de son temps. Imprimeur du Roi en 1596, il mourut le 5 janvier 1614. Son fils David lui succéda ; ses filles, Andrée et Jeanne, avaient épousé respectivement le libraire Pierre Berthelin et l’imprimeur Jacques Besongne.

*****

Raphaël du Petit Val avait emprunté son adresse fantaisiste à la première édition « troyenne » des Œuvres de Rabelais, datée de 1556 : rare volume in-16, divisé en deux parties factices de 415-[1 bl.] pages pour les livres I et II et 547-[1 bl.] pages pour les livres III et IV, avec [23]-[1 bl.] pages pour les « Tables ».




La page de titre porte le lieu « Troye », sans « s », et l’imprimeur « Loys que ne se meur point ». La faute de la page de titre – « Panurge » au lieu de « Pantagruel » –, a reçu une explication saugrenue de la part du Bibliophile Jacob :

« Le nom de Panurge était introduit à dessein, dans le titre de cette édition, au lieu du nom de Pantagruel, qui sentait l’hérésie et que les catholiques, comme les protestants, avaient mis à l’index : il fallait détourner l’attention des caphars, comme les appelle Rabelais, et non l’attirer sur un livre imprimé en secret pour les pantagruélistes et non aultres. » [sic] (Étude bibliographique sur le Ve livre de Rabelais. Paris, Damascène Morgand & Charles Fatout, 1881, p. 9-10)

Outre celui de la page de titre des Œuvres, l’ouvrage contient quatre titres pour les livres II, III et IV, et la « Pronostication » :
-          le titre du livre II mentionne « Reveu & corrigé pour la seconde edition MDXLVI » (page 221 = 7e feuillet du cahier M) : la date fautive de 1546 est une simple coquille, le livre II ayant été imprimé en même temps que le livre I.
-          le titre du livre III porte « Par Loys qui ne se meurt point. »
-          le titre du livre IV (page 253) donne « Reveu & corrigé pour la seconde edition. A Troye par Loys qui ne se meurt point. »
-          le titre de la « Pronostication » est page 532.

Le texte de cette édition – y compris la faute de la page de titre générale –, suit celui de la première édition publiée sous le titre d’Oeuvres (S. l., s. n., 1553), probablement parisienne, dont les deux premiers livres suivent le texte de Pierre de Tours sans date, le « Tiers livre » celui de Wechel 1546, et le IVe livre l’édition sans lieu de 1552.

Le dilettante Charles Nodier, qui en possédait un exemplaire [« mar.noir, ornem., fil. (Bauzonnet.) »], le citait comme l’ouvrage préféré de son cabinet ; c’est lui qui créa la légende de Louis Vivant :

« Charmant exemplaire d’une édition très difficile à trouver. Loys qui ne se meurt point est un jeu de mots qui indique Louis Vivant, libraire de Troyes. » [sic] (Description raisonnée d’une jolie collection de livres. Paris, J. Techener, 1844, p. 359, n° 860)

La capitale de la Champagne n’a jamais possédé de libraire ou d’imprimeur du nom de Louis Vivant. Si ces Œuvres avaient été imprimées à Troyes, elles ne pouvaient sortir que des ateliers de Jean [II] Le Coq ou de la veuve de Thibaut Trumeau : mais la typographie n’a rien à voir avec ce qui se faisait à Troyes à cette époque.

L’identité de ce mystérieux imprimeur, « Loys que ne se meur point », se cache derrière la vignette du titre.




Cette vignette, généralement qualifiée de « tête de femme ailée », représente en réalité un phénix à tête de femme, pour rappeler l’origine de l’enseigne apportée par Anne Gromors à son troisième mari.
En effet, le Champenois Pierre Gromors, établi à Paris, rue des Sept-Voyes, au coin de la rue d’Écosse, avait donné à sa maison, en 1536, l’enseigne du Phénix, oiseau mythologique qui, une fois brûlé, renaissait de ses cendres.



Marque de Louis Bégat, reprise par Jean Gueullart (I G)


Sa fille Anne transmit la maison du Phénix à ses trois maris imprimeurs, qui furent successivement : Louis Bégat (mort en 1551), Jean Gueullart (mort en 1554) et Olivier de Harsy qu’elle épousa en 1555.
En 1556, en souvenir du premier mari de sa femme et pour célébrer la permanence de la maison, Olivier de Harsy, qui devait cacher son identité lors de l’impression d’un texte condamné, utilisa une vignette énigmatique et la formule « Loys que ne se meur point », qui rappelaient l’enseigne du Phénix et Louis Bégat.    



 

samedi 5 avril 2014

La Boutique d’esprit des Dentu



Le dernier représentant de la dynastie des Dentu, Édouard-Henri-Justin, s’est éteint à son domicile, 56 rue de Boulainvilliers [XVIe], le 13 avril 1884, à 13 heures 45, après une agonie cruelle, dans sa 54e année, au même âge que son père, malgré les soins pratiqués par le docteur Carl-Pierre-Édouard Potain.
Édouard Dentu suivait un traitement pour le diabète, conséquence d’une maladie du foie. Pressentant sa fin, il voulut que le mariage de sa fille Mélanie-Louise-Léonie-Jeanne, avec le baron Philippe-Louis-Henri de Labatut, avocat stagiaire, se célébrât quand même le 29 mars. C’est son frère aîné, Gabriel-Louis-Édouard Dentu, qui conduisit sa fille à l’autel.
Ses obsèques eurent lieu le mercredi 16 avril 1884 :

« Les obsèques du célèbre éditeur ont été telles qu’elles devaient être. Une affluence considérable a suivi le convoi des hauteurs de Passy au fond du Père-Lachaise.
A onze heures et demie, la cour du joli hôtel de la rue Boulainvilliers était déjà pleine de monde.
Toutes les notoriétés du Paris littéraire et artistique sont venues s’inscrire sur le registre ouvert par la famille.
A midi, le convoi se dirige vers l’église Notre-Dame-de-Grâce. Il est conduit par MM. le baron de la Borie de la Batut, Gabriel Dentu et Hons-Olivier, gendre, frère et beau-frère du défunt ; Sauvaître [Louis Sauvaitre (1828-1909)] et Emile Faure [(1826-1893)], les deux collaborateurs de Dentu.
Derrière eux, MM. Aclocque, conseiller municipal du quartier ; Alphonse Daudet, Jules Claretie, Georges Ohnet, Malot, Francis Magnard, Saint-Genest, Pierre Véron, Henri Houssaye, de Goncourt, PaulDalloz, Arnold Mortier, Calmann Lévy, Marpon, Ollendorff, Racot, Palmé, A. Delpit, Henri de Bornier, l’artiste Lafontaine, Edmond Lepelletier, qui fait aujourd’hui sa première sortie ; Camille Debans, le peintre Guillemet, F. du Boisgobey, Plon, Eudel, Catulle Mendès, Emile Blavet, les dessinateurs Guérard et Somm, Grévin, Brébant, Edmond Stoullig, Paul Perret, Théodore de Grave, Albéric Second, Jules Prével, Georges Grison, de Molènes, Léopold Stapleaux, Deslys, Joliet, Alexis Bouvier, A. de Launay, Victor Havard, Gourdon de Genouillac, Jules de Gastyne, G. de Cherville, Louis Dépret, Chabrillat, Troubat, d’Amezeuil, Henri Barrière, Félix Ribeyre, Hippeau, l’artiste Saint-Germain, Alfred d’Aunay, Mmes Edouard Fournier, Claude, Olympe Audouard, Mie d’Aghonne, Anaïs Ségalas, etc., etc. Mais comment citer tout le monde ? Il y avait cinquante-quatre voitures.
Le corbillard est couvert de fleurs et de couronnes. Sur l’une de celles-ci, hommage spontané des domestiques, on lit : A notre bon maître.
Après la messe chantée, tout le cortège se dirige vers le Père-Lachaise, où l’on assiste à une scène pénible. On a le plus grand mal à entrer la bière dans le caveau, situé à quelques pas de celui de Scribe, un des auteurs de la maison Dentu.
Les prières dites, M. Charles Diguet s’approche et lit le discours de M. Arsène Houssaye, président de la Société des gens de lettres, retenu chez lui par indisposition :

Messieurs, la passion du travail a aussi sa fatalité : on en vit, mais on en meurt. Edouard Dentu en a vécu et il en est mort.
Minuit seul l’arrachait à cet étroit cabinet de travail où il oubliait, dans la poussière des livres, les enchantements de sa maison, entourée d’un parc qui répandait la vie … Ce qui l’a tué, c’est l’amour des livres, non pas qu’il n’aimât sa famille avant tout, non pas qu’il ne fut le meilleur ami du monde ; mais il se passionnait au jour le jour pour tout livre nouveau-né ou pour tout manuscrit qu’il allait mettre au monde. La question d’argent n’était pas une question pour lui : il se préoccupait de ses livres parce que c’étaient ses livres, mais non pour l’argent qu’ils donnaient à sa librairie. Aussi fut-il la Providence des jeunes romanciers, quoique fidèle à ses anciens amis. Il ouvrait galamment sa porte à tous ceux qui tentent la fortune littéraire. Certes, il n’avait pas le temps de lire tous les volumes qu’il éditait. Rivarol a dit qu’il n’y avait de bons libraires que ceux qui ne lisent pas.
… Hélas ! les nuages ont trop tôt obscurci son ciel. Il y a un admirable sonnet de Soulary où la jeune mariée, dans son cortège nuptial, rencontre un cortège funèbre. Ce fut l’histoire terrible de son dernier jour, puisque déjà il voyait la mort quand il essayait de sourire au mariage de Mlle Dentu. Il n’y a pas quinze jours, l’espérance entrait dans la maison, quand déjà la mort était debout sur le seuil. Mais le bonheur qui éclairait le front de sa fille fut cette étoile du matin, dont parle la Bible, qui rayonne au delà des horizons du tombeau …

Puis M. Emmanuel Gonzalès prononce, au nom des amis du défunt, un éloquent discours, dont nous regrettons de ne pouvoir citer que les passages suivants :

Rien de plus touchant, à ces époques troublées où les traités de morale sont craquelés comme de vieux tableaux, qu’une amitié fidèle.
Edouard Dentu, pour la plupart des écrivains, n’était pas un éditeur, mais un ami à toute épreuve, le confident des heures difficiles, le sauveteur obligatoire.
… S’il achetait des villas et des forêts, c’était pour le plaisir de sa famille et de ses amis. Il ne se sentait heureux qu’au milieu d’eux, et il ne les astreignait pas à l’étiquette de la vie de château. A son beau domaine de la Grand’Cour [du Palais-Royal], chacun des hôtes se trouvait chez lui.
… L’excellent homme a été un des heureux de la vie, – mais comme tout se paie en ce monde, il a payé ses joies par les tortures d’une atroce agonie. Il a tant souffert qu’il appelait dans son délire les valets de la mort et qu’il invoquait ses amis les plus chers pour l’aider, lui croyant et chrétien, à se délivrer des derniers spasmes de la vie !

Après ces paroles émues, la foule défile, le cœur serré, devant le monument. En jetant l’eau bénite sur le corps, il nous a semblé que nous donnions une dernière poignée de main à celui qui a compté autant d’amis qu’il a connu d’auteurs pendant ses trente années de travail. »
(Le Figaro, jeudi 17 avril 1884, p. 2)

*****

Son arrière-grand-père, Jean-Gabriel Dentu (Paris, 1770 – 18 mars 1840), fondateur de la dynastie, était le fils d’un employé de l’Administration publique et avait commencé à travailler comme ouvrier imprimeur chez Philippe-Denis Pierres, dès 1782.


Après un établissement provisoire à l’extrémité de la rue des Colonnes [IIe], à l’endroit que coupe aujourd’hui la rue du Quatre-Septembre,


il installa en 1794 un dépôt général de librairie dans les galeries de bois du Palais-Royal [Ier]. Outre son dépôt de librairie, il ouvrit une imprimerie-librairie qui fut successivement rue du Champ-Fleuri en 1802 [Ier, rue supprimée en 1854], puis, dans le VIe arrondissement, quai des Augustins en 1804 [quai des Grands-Augustins], rue du Pont-de-Lodi en 1807,



Hôtel de Bessan, 5 rue Bonaparte, Paris VI

rue des Petits-Augustins en 1817 [partie de la rue Bonaparte après 1852 : dans l’ancien hôtel Bessan, qui ne faisait qu’un avec l’hôtel voisin du marquis de Persan] et rue du Colombier en 1826 [partie de la rue du Vieux-Colombier].  

Très tôt, il s’engagea, avec ses confrères Jacques Le Cointe, Louis Maison et l’imprimeur Moller, à




vendre le Journal des dames et des modes, créé en 1797 par le libraire Jean-Baptiste Sellèque (1767-1801) et l’abbé Pierre de La Mésangère (1761-1831).

Il entreprit ensuite la publication de livres de voyages, d’histoire naturelle et de géographie :



Voyage au Sénégal (1802), par André-Charles de Lajaille, Voyage de la Troade (1802, 3 vol. et 1 atlas), par Jean-Baptiste Lechevalier, Faune parisienne ou Histoire abrégée des insectes (1802, 2 vol.), par Charles-Athanase Walckenaër,



Géographie moderne (1804, 6 vol.), par John Pinkerton, Voyage aux Indes orientales et à la Chine (1806, 4 vol.), par Pierre Sonnerat, Géographie physique de la Mer Noire (1807), par Adolphe Dureau de La Malle, Voyage en Grèce (1807, 2 vol.), par Jacob-Ludwig-Salomon Bartholdy, traduit de l’allemand par Auguste du Coudray, Voyages dans l’Amérique méridionale (1809, 4 vol. et 1 atlas), par Félix de Azara, etc.

Quand en 1810 Conrad Malte-Brun publia chez François Buisson, rue Gilles-Cœur [Gît-le-Cœur], son ouvrage intitulé Précis de la géographie universelle, Jean-Gabriel Dentu, propriétaire de la Géographie moderne de Pinkerton,



fit paraître une brochure dans laquelle il imputait à Malte-Brun d’avoir copié servilement les ouvrages d’un grand nombre de géographes, et surtout la plus grande partie de celui de Pinkerton. Malte-Brun se crut insulté et appela Dentu devant les tribunaux pour le faire condamner comme diffamateur. Celui-ci, de son côté, rendit plainte en plagiat ou contrefaçon partielle. Les parties furent renvoyées des plaintes respectives, et en 1812, l’appel et la cassation confirmèrent.

En littérature, il fit paraître les Œuvres complètes de P.J. Bitaubé (1804-1810, 9 vol.), une édition des Œuvres complètes de Vauvenargues (1806, 2 vol.), les Lettres historiques, politiques, philosophiques et particulières de Henri Saint-John, lord vicomte Bolingbroke (1808, 3 vol.), Ossian, fils de Fingal, barde du 3e siècle ; poésies galliques (1810, 2 vol.), traduites de l’anglais par Pierre Letourneur, etc.
Il publia également diverses productions de Jean-Baptiste-Antoine Suard, dont les Mélanges de littérature (1803, 5 vol.), de Jacques-Antoine Dulaure, dont Des divinités génératrices, ou du culte du phallus chez les anciens et les modernes (1805), de Pierre-Charles Levesque, dont une Histoire critique de la république romaine (1807), de Charles Botta, dont une Histoire de la guerre de l’indépendance des Etats-Unis d’Amérique (1812-1813, 4 vol.), de l’abbé Galiani, dont la Correspondance inédite (1818, 2 vol.), de Constant Leber,



Jacques-Barthélemy Salgues et Jean Cohen, dont les 12 premiers volumes de la Collection des meilleures dissertations, notices et traités particuliers relatifs à l'histoire de France (1826), – les 8 volumes suivants, par Leber seul, seront édités par son fils en 1838 – , etc.
Il donna encore une bibliothèque d’auteurs étrangers, offrant au public des traductions de romans des meilleurs auteurs allemands et anglais, dont Werther (1825), traduit par Charles-Louis de Sevelinges, et le Voyage sentimental de Sterne (1828), traduit par Louis-Mathurin Moreau-Christophe.

Il fut enfin un des premiers éditeurs d’ouvrages sur le magnétisme, dont ceux de Armand-Marie-



Jacques de Chastenet de Puységur, Recherches, expériences et observations physiologiques sur l’homme dans l’état du somnambulisme naturel, et dans le somnambulisme provoqué par l’acte magnétique (1811) et Mémoires pour servir à l’histoire et l’établissement du magnétisme animal (1820), de Joseph-Philippe-François Deleuze, Instruction  pratique sur le magnétisme animal (1825) et de Simon Mialle, Exposé par ordre alphabétique des cures opérées en France par le magnétisme animal (1826).

Jean-Gabriel Dentu avait été breveté imprimeur le 1er avril 1811 [brevet renouvelé le 15 octobre 1816] et libraire le 1er octobre 1812 [brevet renouvelé le 15 mars 1817].
Il fut l’éditeur en 1812 de nombreux écrits pour ou contre l’accusation de plagiat portée par un obscur journaliste, Jean-Antoine Brun, dit « Lebrun-Tossa », contre Charles-Guillaume Étienne, élu à l’Académie française à la suite du succès de sa comédie Les Deux Gendres (Paris, Le Normant et Barba, 1810).



En 1815, pendant les Cent-Jours, imprimeur et éditeur de Des lois existantes, et du décret du 9 mai 1815, par Louis-Florian-Paul de Kergorlay, Jean-Gabriel Dentu fut emprisonné sans jugement et ne fut libéré qu’au second retour des Bourbons, en août. Ardent royaliste, presque toutes les brochures légitimistes sortirent alors de ses presses.



En 1819, il fonda Le Drapeau blanc, avec Alphonse Martainville (1770-1830), feuille hebdomadaire, puis quotidienne, monarchique et indépendante, tirée à 2.500 exemplaires, qui compta Félicité Robert de Lamennais et Charles Nodier comme collaborateurs.



Parmi les poursuites dirigées contre les biographies, aucune n’excita plus d’intérêt que celle de la Biographie des députés de la chambre septennale de 1824 à 1830 (1826).
Jean-Gabriel Dentu fut d’abord seul en cause. Sur une lettre adressée par l’un de ses fils au ministère public, Pierre Masséy de Tyrone, ancien procureur du Roi, reçut une assignation. Une nouvelle instruction entraina la mise en prévention de cinq autres prévenus : Morisse et Cyprien Desmarais, hommes de lettres ; Gabriel-André et Anselme-Phocion Dentu, fils associés de leur père ; Bigi, commissionnaire en librairie, chez qui plusieurs exemplaires de l’ouvrage avaient été saisis.
À la première audience du 11 novembre 1826, Dentu père fit défaut. Les six autres prévenus prirent place sur des sièges en face du tribunal, et un débat très vif s’engagea entre les prévenus eux-mêmes sur la part que chacun d’eux pouvait avoir prise à la rédaction ou à la révision de la Biographie des députés. Masséy de Tyrone soutint qu’il n’avait composé qu’un petit nombre d’articles ; il ajouta que ces notices, et particulièrement celles qui concernaient le baron Dudon et d’autres députés, avaient été révisées par un autre à l’instigation des frères Dentu, qu’il présenta comme les véritables éditeurs de l’ouvrage.
Tarbé, avocat du Roi, lut, sans citer le nom d’aucun député, les nombreux passages qui faisaient l’objet de la prévention. Il présenta Masséy de Tyrone comme le principal auteur et Gabriel-André Dentu comme le plus ardent instigateur de la diffamation. Il lut quelques billets adressés par lui à Masséy de Tyrone, sur la rédaction qu’il trouvait trop faible ; dans l’une de ses lettres, il l’engageait à ne pas omettre deux anecdotes scandaleuses contre un certain député en disant : « Tous les coups sont bons sur de mauvaises bêtes. »
Dans ces circonstances, attendu que l’ouvrage inculpé attaquait des fonctionnaires publics à l’occasion de leurs fonctions, délit prévu par l’article 6 de la loi du 17 mai 1819, l’avocat du Roi a conclu à ce que Jean-Gabriel Dentu, Masséy de Tyrone et Gabriel-André Dentu, fussent condamnés chacun à treize mois d’emprisonnement ; Anselme-Phocion Dentu, Morisse et Cyprien Desmarais, chacun à cinq mois d’emprisonnement, et tous solidairement à 4.000 francs d’amende et aux dépens ; et à l’égard du sieur Bigi, s’en est rapporté à la prudence du tribunal.
Cette cause ayant été renvoyée à huitaine, les avocats présentèrent leurs moyens de défense, et le tribunal rendit son jugement le 29 novembre, qui, attendu que la Biographie des députés offrait dans son ensemble des outrages envers un grand nombre de députés, à raison de leurs fonctions et de leurs qualités ; qu’il résultait évidemment des pièces produites des insinuations odieuses que renfermait cet ouvrage, des reproches de servilité et de nullité qui y étaient prodigués, l’intention coupable, de la part des prévenus, de signaler un grand nombre de députés au mépris et à la haine de leurs concitoyens, condamnait Masséy de Tyrone, à six mois d’emprisonnement et à 600 fr. d’amende ; Morisse et Desmarais, chacun à quinze jours de prison et 100 fr. d’amende ; Jean-Gabriel Dentu, à quinze jours d’emprisonnement et 1.000 fr. d’amende ; Gabriel-André Dentu, à six mois d’emprisonnement et 600 fr. d’amende ; Anselme-Phocion Dentu, à 100 fr. d’amende, et tous solidairement aux dépens ; renvoyait Bigi de la plainte.

Seuls Masséy de Tyrone, Jean-Gabriel Dentu et Gabriel-André Dentu firent appel du jugement : le 26 février 1827, la Cour déchargea Dentu père de la condamnation prononcée contre lui, et confirma le jugement à l’égard des deux autres prévenus, en réduisant néanmoins l’emprisonnement à un mois.  

Jean-Gabriel Dentu avait voulu se retirer des affaires dès 1826 et céder sa maison à son fils Gabriel-André, mais celui-ci ne fut breveté imprimeur à la résidence de Paris que le 25 août 1829, en remplacement de son père démissionnaire.



Ce fut cette année-là que les galeries de bois du Palais-Royal firent place à la galerie d’Orléans, ou galerie vitrée.
*****
Gabriel-André Dentu (Paris, 9 janvier 1796 – 6 août 1849) succéda donc à son père, 21 rue du Colombier. Conservant le dépôt général de la librairie au Palais-Royal, galerie d’Orléans, l’imprimerie-librairie resta dans le VIe arrondissement, mais déménagea,




d’abord au 1 bis rue d’Erfurth [absorbée en 1866 par le boulevard Saint-Germain] en novembre 1831, puis aux 3 et 5 rue des Beaux-Arts en 1838 et enfin au 17 rue de Buci en 1842, jusqu’à sa vente aux enchères le 6 décembre 1847, au cours de laquelle Plon, Chaix et Lorilleux se partagèrent les presses et les plombs.

Gabriel-André Dentu exagéra les convictions légitimistes de son père, ce qui lui valut 27 procès de presse.



Il fut condamné à de fortes amendes et même deux fois à l’emprisonnement à la prison Sainte-Pélagie [détruite en 1899], rue du Puits-de-l’Ermite [Ve], pour attaque de la dignité royale.



Le 6 décembre 1830, Charles de Nugent, ancien auditeur au Conseil d’État, comparut devant la cour royale et le jury, comme auteur d’une brochure intitulée Réclamation d’un Français (1830), où étaient discutés les droits du gouvernement et les événements qui l’avaient établi, et où ceux de Henri V étaient franchement défendus. La cour le condamna à trois mois de prison et 300 francs d’amende, comme coupable d’attaque à l’autorité constitutionnelle du Roi et d’excitation à la haine et au mépris de son gouvernement ; l’imprimeur, Gabriel-André Dentu, fut acquitté.



Dans Le Revenant du 15 mai 1832 [p. 4], journal quotidien imprimé par Dentu, on pouvait lire :

« Nous nous proposons de distribuer sous peu de jours à nos abonnés le portrait du courageux Bérard, père des Cancans. On n’a pas oublié qu’il a été condamné, le 10 de ce mois, à dix-huit mois de prison et 3.500 francs d’amende. […]
Hier, M. Denis, commissaire de police, accompagné de plusieurs agens [sic], s’est présenté chez Mme Bérard et Dentu pour opérer la saisie des Cancans décisifs. Quoique cet écrit, imprimé au nombre de vingt-deux mille, ne fût en vente que depuis quelques heures, son débit avait été si rapide, que M. le commissaire a eu la douleur de n’en pouvoir saisir un seul. »

Le 5 février 1833, la Cour d’assises de la Seine ordonna la destruction des Cancans indignés et des Cancans véridiques, écrits séditieux, convaincus d’offense envers la personne du Roi, d’attaque contre ses droits constitutionnels et d’excitation à la haine et au mépris du gouvernement, condamna l’auteur, Pierre-Clément Bérard, ancien officier de la garde royale, à deux ans de prison et à 1.000 francs d’amende, et Gabriel-André Dentu, pour avoir imprimé les Cancans décisifs, les Cancans flétrissants et les Cancans inflexibles, à six mois de prison et à 500 francs d’amende.



Pour deux de ses brochures, Atrocité, sottise et fourberie, sous le scalpel de raison et vérité, ou Autopsie du monstre Pankataphagos [dévorant tout] et de toute sa famille, par L. C. H. D. B. (1832), plaidoyer en faveur de la monarchie légitime héréditaire, et Henri, duc de Bordeaux, ou Choix d’anecdotes sur la vie de ce prince (1832), Dentu fut condamné le 6 mai 1833 à trois mois de prison et 500 francs d’amende.

Gabriel-André Dentu était très excité à la lutte par sa femme, Adélaïde-Mélanie-Simplicie Caumartin (1806-1874), qu’il avait épousée à Paris le 13 juin 1826. Elle écrivit la musique d’un grand nombre de romances et de chants qui restèrent populaires, notamment « La Piémontaise », qui sera un énorme succès en 1859, au moment de la guerre d’Italie.

Malgré les coups répétés, payant de sa bourse et de sa personne, Gabriel-André Dentu réussit à réaliser d’autres publications, dont la Collection des meilleures dissertations, notices et traités particuliers relatifs à l’histoire de France (1838), par Constant Leber, une Histoire comparée des littératures espagnole et française (1843), par Adolphe de Puibusque,



une Histoire des Mores mudejares et des Morisques (1846), par le comte Albert de Circourt, etc. Malade, il mourut prématurément en 1849, dans sa 54e année.

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Son plus jeune fils, Édouard-Henri-Justin Dentu (Paris, 21 octobre 1830 – 13 avril 1884), lui succéda, mais seulement comme éditeur, l’imprimerie ayant été vendue en 1847. La maison de librairie continua d’avoir son siège au Palais-Royal, galerie vitrée, et d’éditer le même genre d’ouvrages.


La Librairie du Palais-Royal en 1869

« Sa boutique, car on ne saurait donner d’autre nom au local dans lequel il exerçait sa profession, était grande comme un mouchoir de poche. Au rez-de-chaussée, où l’on ne pouvait s’asseoir que sur des piles de livres, se tenait son commis principal Sauvaitre, que nous avons tous connu comme le factotum de Dentu et plus tard, après la mort de celui-ci, libraire à son compte boulevard Haussmann. Sauvaitre était probablement le plus petit homme de Paris, comme son patron en était le plus gros. Pour arriver à ce dernier, il fallait passer sur le corps du premier. Le patron perchait au-dessus de la boutique, dans un entresol exigu, dont le commis était le cerbère. On y accédait par un escalier tournant, véritable échelle en fer par laquelle Dentu, affligé d’une obésité maladive, avait peine à passer.
La pièce qui lui servait de cabinet ne recevait, durant le jour, d’autre lumière que celle de la célèbre galerie vitrée dite Galerie d’Orléans où, sous le Directoire, on avait vu se presser, le soir venu, toutes les prostituées de Paris et les chercheurs d’aventures nocturnes. La croisée en rotonde qui éclairait le cabinet de l’éditeur avait exactement la hauteur de la pièce dont le vitrage formait le mur, de telle sorte que, lorsque Dentu était assis devant son bureau, les promeneurs qui circulaient dans la galerie pouvaient le voir des pieds à la tête. C’est dans ce réduit aussi encombré que le rez-de-chaussée et où une seule chaise était placée à côté de son fauteuil, qu’il a reçu pendant de longues années les écrivains arrivés et les débutants, et qu’il a traité les affaires les plus importantes. […]
J’y rencontrais presque toujours des littérateurs : Edouard Fournier, le commentateur des curiosités du vieux Paris, Henri d’Audigier, le chroniqueur de la Patrie, Henri Delaage, l’apôtre convaincu du spiritisme, Xavier Aubryet, le plus nerveux de mes confrères. Mais la boutique, qui se remplissait promptement et se vidait non moins vite, obligeait les habitués, vu son exiguïté, à se disperser plus tôt qu’ils n’auraient voulu et les conversations se continuaient dans la Galerie d’Orléans. » (Ernest Daudet. « Souvenirs de mon temps. » In Le Correspondant, 10 novembre 1920, p. 454-455)

Si Édouard Dentu était d’humeur moins belliqueuse que ses aînés, la politique joua encore un rôle dans son existence : toutes les questions religieuses et politiques qui se rattachèrent à la question italienne firent éclore 5.800 brochures, dont quelques-unes furent tirées à 500.000 exemplaires et firent le début de sa fortune. Celles d’Arthur de La Guéronnière justifiaient les orientations prises par l’empereur :




L’Empereur Napoléon III et l’Italie (1859), Le Pape et le Congrès (1859) et La France, Rome et l’Italie (1861). Quand cette dernière brochure fut reproduite in extenso par le journal Le Siècle, Dentu éleva des réclamations et, après des explications échangées avec le journal, renonça à toute action.

À la fin du mois de juin 1863, Ernest Renan, membre de l’Institut, publia à la Librairie Michel Lévy frères un volume intitulé Vie de Jésus. En 1863 et 1864, Dentu multiplia les pamphlets hostiles à l’auteur de ce livre qui attaquait dans ses fondements les dogmes et les croyances de la religion chrétienne et qui souleva contre lui une avalanche de critiques venant des catholiques, des protestants et même des juifs.

Parmi les nombreuses publications faites par Édouard Dentu, on remarque : La Révolution c’est l’Orléanisme (1852), par Henri de Lourdoueix, Des tables tournantes (1854), par le comte Agénor de Gasparin, L’Esprit dans l’histoire (1857) et Énigmes des rues de Paris (1860), par Édouard Fournier, Récits d’un chasseur (1859), par Ivan Tourguéniev, Le Drame de la jeunesse (1861), par Paul Féval, Comment aiment les hommes (1862), par Olympe Audouard, Les Galants de la couronne (1862), par Paul Mahalin, Le Duc des moines (1864), par Paul Avenel, Les Hommes d’épée (1865), par Ernest Billaudel, Mémoires d’un gendarme (1867), par Pierre-Alexis Ponson du Terrail, Misères d’un prix de Rome (1868), par Albéric Second, Les Mystères du blason (1868) et Le Crime de 1804 (1873), par Henri Gourdon de Genouilhac, Les Grandes Dames (1868), par Arsène Houssaye, Le Crime d’Orcival (1869), par Émile Gaboriau,



Histoire de l’imagerie populaire (1869), par Champfleury, Les Cours et les Chancelleries (1876), par Louis Léouzon Le Duc, Léa (1876), par Alfred Assollant, Chez nous et chez nos voisins (1878), par Xavier Aubryet, La Dame voilée (1878), par Émile Richebourg, Fanfan Latulipe (1879), par Charles Deslys, Les Frères de la côte (1880), par Emmanuel Gonzalès, Les Trappeurs de l’Arkansas (1882), par Gustave Aimard, Mémoires d’un fusil (1883), par Charles Diguet, La Femme du fou (1884), par Élie Berthet, etc.

Dentu a édité aussi beaucoup de livres de sciences occultes : du fondateur du spiritisme Allan Kardec, des médiums Victor Hennequin et Daniel Dunglas Home, de son ami Henri Delaage, du spirite Eugène Nus, etc.     
Après la chute du Second Empire, c’est surtout le roman qui fut exploité chez Dentu, qui en publiait jusqu’à quinze ou vingt par mois.

En 1856, le journal L’Univers porta plainte en diffamation contre Dentu, éditeur, et l’auteur d’un ouvrage anonyme, revendiqué par l’abbé Joseph Cognat, curé de Notre-Dame-des-Champs, qui portait pour titre L’Univers jugé par lui-même ou Études et documents sur le journal L’Univers de 1845 à 1855 (1856) ; ce procès, qui fit beaucoup de bruit, se termina par une transaction.
En 1866, la Commission impériale de l’Exposition universelle de 1867 concéda à Dentu le droit



exclusif d’imprimer et de vendre le Catalogue officiel de l’Exposition universelle de 1867, dont la première édition fut tirée à 2.200 exemplaires. Pour faire valoir la propriété exclusive de ce catalogue, Dentu eut à soutenir des procès, qu’il gagna, contre plusieurs de ses confrères, dont les frères Lebigre-Duquesne qui désiraient publier un Guide-Livret international.
La même année 1866, Dentu fut encore impliqué dans le différend opposant Lorédan Larchey, auteur de Les Excentricités du langage (1862), et Alfred Delvau, auteur du Dictionnaire de la langue verte (1866), accusé de plagiat ; les débats se terminèrent par une transaction à l’amiable.

« En 1876, M. Dentu, ayant agrandi son magasin, s’est installé au rez-de-chaussée, dans une pièce donnant sur la cour du Palais-Royal. Comparé au fameux réduit de l’entresol, ce cabinet est d’un luxe inouï. Il y a un vrai bureau à cylindre, dont on peut faire le tour sans trébucher dans les livres. On peut s’asseoir sans difficulté pour causer d’affaires.
Ce nouveau cabinet est précédé d’une pièce où se tient un secrétaire dont l’occupation principale est de découper dans les journaux et de coller sur du papier blanc, les articles publiés sur les volumes de la maison. Cette pièce sert aussi de salon d’attente. » (Auguste Lepage. Les Boutiques d’esprit. Paris, Th. Olmer, 1879, p. 273)

Libraire de la Société des Gens de lettres depuis 1860, Édouard Dentu prit en 1880 la présidence du « Dîner Taylor », fondé en 1866, qui devint le « Dîner Dentu ».



Cinquième invitation (1883)

Les menus de ce dîner, qui avait lieu chaque mois au Restaurant Notta, boulevard Poissonnière [IXe], étaient gravés par Henri Guérard (1846-1897) et sont aujourd’hui recherchés. En même temps que le goût des lettres, Dentu possédait le goût des arts, et sa maison de la rue de Boulainvilliers [XVIe], achetée seulement en 1879 pour 180.000 francs, était ouverte aux artistes : il avait épousé, le 5 juillet 1862, Louise-Léonie Faure (1842-1914), de douze ans sa cadette, fille de l’illustre peintre Alexandre Decamps (1803-1860) et adoptée par le second mari de sa mère.
Pendant ce temps, le centre de Paris s’était déplacé, le boulevard avait détrôné le Palais-Royal, et la parlotte de la galerie d’Orléans, condamnée par sa situation même à ne pas s’agrandir, tenait ses assises à la « Librairie nouvelle », boulevard des Italiens [IIe].

Après la mort d’Édouard Dentu, sa veuve lui succéda. Dans la situation désastreuse créée par les abus de pouvoir de Louis Sauvaitre, ancien collaborateur de son mari nommé administrateur provisoire de la librairie, et l’incurie des liquidateurs, elle renvoya Sauvaitre et confia, en 1887, le fonds de la « Librairie de la Société des Gens de Lettres », 3 place de Valois [Ier], à Lucien Curel (1850-1934), peintre à ses heures, et Henri Gougis (1854-1939), avec lesquels elle s’associa sous la raison sociale « Curel, Gougis & Cie », et, en 1888, la direction et la gérance de la « Succursale de la maison Dentu », 36 bis avenue de l’Opéra [IIe], à Henri Floury (1862-1961). La faillite, dont l’origine remontait au déficit laissé par Dentu à son décès [dû à ses dépenses personnelles engagées de 1879 à la fin de 1883 : achat de divers immeubles de plaisance et établissement de sa fille] ne put être évitée en 1895 : Henri Floury s’installa au 1, boulevard des Capucines, à l’angle de la rue Louis le Grand [IIe], le 1er avril 1895, et Joseph-Arthème Fayard (1866-1936) racheta une partie des fonds de « Curel, Gougis & Cie », donnant naissance à une nouvelle librairie, « Curel & Fayard Frères », le 1er avril 1896. Les magasins de vente et les bureaux de la Librairie Dentu furent transférés au 78 boulevard Saint-Michel le 1er août 1896.